Jean-Claude Delalondre – Les Trois Coups

Fragiles, s’abstenir !

La pièce se déroule dans un appartement new-yorkais, oh pas celui de Woody Allen ou d’une étoile de cinéma, mais dans l’arrière d’un immeuble surpeuplé, desservi par l’escalier d’incendie. Sur le plateau, un loft modeste habité par la voix tonitruante d’Amanda, entrecoupée de musiques américaines s’échappant du tourne-disques, seul témoin du bien-être des fifties made in USA, et seul souvenir d’un père absent. Amanda, c’est la mère. Elle élève seule ses deux enfants et ne vit que pour eux. Son fils Tom, également narrateur de la pièce, travaille à l’usine et rêve de fuir. C’est un contemplatif, poète à ses heures. Il ne songe qu’à s’échapper de ce quotidien sclérosant. « La vie est ailleurs… », croit-il. Laura, 23 ans, la fille, d’une timidité névrotique, introvertie, romantique et nostalgique, tout tournée vers le passé, tant au travers des disques usés laissés par son père, que dans le souvenir de son amour de lycée, dont elle conserve pieusement les articles de journaux et photos dans un précieux cahier. Lorsque survient Jim…

L’atmosphère qui envahit la salle trouble chacun de nous et touche nos points les plus sensibles : pour l’un, ce sera Henriette Palazzi, incarnation effrayante de la mère possessive qui vous étouffe, paralyse votre vie et vous enferme dans un carcan, dont vous ne pourrez vous extirper qu’avec sa mort (et pas toujours). Pour un autre, c’est Olivier Cesaro qui campe si bien le personnage désabusé, train-train boulot-dodo, sans but, qui vous permet tout juste de ne pas crever de faim et où l’ambition n’est pas de mise. Pour moi, c’est Émilie Roudil, dans son jeu minimaliste et ô combien juste, qui me touche le cœur. Son corps mutilé de jeune fille qui s’éteint, une peau de chagrin, possède sans le savoir, le trésor inestimable et tant convoité (et tant regretté) de la jeunesse. Quand Jim arrive, interprété avec intelligence par Claude Pelopidas (repris par Yannick Fichant en fin de festival), bel homme élancé, jovial, on se retrouve comme dans un bon film américain, tous les feux sont braqués sur lui, il est l’espoir, il est la chance, celle qui arrive toujours au cinéma, le héros qui réveille le cœur tendre des jeunes filles esseulées, qui fait taire la mère et permet au fils de vivre enfin sa vie.

Attention, ce n’est pas comme cela que l’auteur, Tennessee Williams, a écrit la fin de sa pièce. Le spectateur peut espérer, rêver et peut-on croire à une « happy end » ? Le hasard d’une rencontre et les destins se forgent, mettent en avant les uns et laissent de côté les autres, souvent les plus faibles.

Les comédiens sont tous excellents. On retrouve en chacun d’eux un proche que l’on a côtoyé, et, si au hasard d’une rue vous les croisez dans Avignon, peut-être reverrez-vous les personnages de la pièce les suivre comme leurs ombres. C’est le sort des grands artistes de traîner derrière eux les personnages qu’ils ont mis en lumière. Et qu’elles étaient superbes les lumières de Frédéric Amiel, froides pour mieux vous glacer ! Le décor de Jacques Brossier, soigné et inventif nous transporte dans une Amérique sans étoiles. Les étoiles, Claude Pelopidas les a toutes décrochées par une mise en scène qui fait preuve de sa grande maturité.

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